UN ARTISTE LENT
Il est 7h, le soleil se lève derrière les arbres sur les hauteurs d’Albarracín et je suis fatigué. Je suis assis sur un énorme rocher et je contemple la scène avec Lucas.
Vous voyez l’ardoise magique de notre enfance, quand d’un geste votre petit frère gomme les 3h passées à faire une maison parfaite? C’est un peu la sensation que j’ai à ce moment. Le soleil vient d’effacer ma nuit de travail.
Mais mon pote Lucas, lui, il aime bien ces instants là, je sais ce qu’il se dit intérieurement. « Une nuit blanche comme celle là , on s’en rappellera toute notre vie. » C’est un romantique. Alors je reste assis là, à ses cotés, le laissant se délecter de cette maudite gomme magique.
Pour mieux comprendre ma frustration , il faut reprendre du début. Trois jours avant, pendant les repérages, j’ai flashé sur cette forêt et j’ai de suite imaginé la traverser avec le fil rouge. Confronter la ligne rouge aux troncs verticaux, faire rentrer en résonance les fracas de la lumière sur le bois. Trancher dans le vif.
Hélas les meilleures idées dans ma tête sont loin de l’être à la réalisation. Et ça fait bientôt 3h que j’essaie d’installer ce maudit neon sans l’ombre d’un succès. L’objectif de mon appareil a gelé deux fois, j’ai cassé 3 connectiques, j’ai froid et toujours pas la moindre trace d’une photographie.
Lucas me rejoint vers 2h du matin et contemple l’étendue de l’échec. Auquel il répond d’un laconique et je le cite mot pour mot « Pourquoi tu mets pas le néon dans le sens des arbres? »
Ça fait 3h que j’installe le fil à l’horizontale, pour créer une rupture avec l’alignement des arbres, tout ça tous ça!. Et ce petit … de Lucas Simon vient me trouver la solution en moins d’une minute. Non merci.
Dans ces cas là mon égo lutte toujours un peu mais je dois m’y résoudre, plutôt que de rentrer en rupture avec ces arbres, autant les accompagner.
Et on part, Lucas, moi, mon égo en moins, à la recherche de cette image.
Il nous reste que peu de temps, et par peu de temps, j’entends, pour le photographe lent que je suis. Parce que techniquement, n’importe quel autre photographe aurait réglé ça en un centièmes de seconde. (Imaginez, si j’additionne le temps photographique des 100 plus grand photographes au monde, a eux tous, ils n’atteignent pas le quart d’une seule de mes images. C’est quand même terrible qu’avec un médium aussi rapide, j’ai réussi a faire un truc aussi long et compliqué.)
Bref, 30 minutes de poses, 30 minutes d’attentes, il me reste 1h30 avant que le soleil n’arrive avec sa grosse gomme.
S’en suit une sorte de ballet assez folklorique. Imaginez deux zozo slalomant dans la forêt en pleine nuit avec comme principal objectif de ne pas se prendre un arbre dans la mouille. Vous serez encore loin du compte mais j’ai plus le temps de vous détailler l’absurde de cette situation qui se déroule cette fois sans témoins pour le plus grand bonheur de l’estime que je me porte.
C’est fait, sans pouvoir peaufiner, s’achève cette nuit laborieuse avec une image dans la boîte.
C’est frustrant mais c’est la vie d’un artiste lent.